L'Insoumis

Publié le par Robert Ezdra

                L'INSOUMIS
L’homme était menaçant.

Vêtu d’un épais blouson de cuir noir et d’un large pantalon molletonné, chaussé de lourds brodequins boueux, il tenait à la main une robuste batte de base-ball. Manifestement il m’attendait. Un rapide coup d’œil jeté derrière moi me confirma que toute retraite était coupée.

Naturellement peu porté sur la bagarre, je m’approchai précautionneusement avec l’espoir de ramener l’inquiétant personnage à la raison. Mal m’en prit. Dès que je fus à sa portée, en un mouvement si rapide qu’il me fut impossible de le devancer, il leva son gourdin et m’en asséna un coup violent sur l’épaule droite. Je fus précipité à terre mais me relevai aussitôt, bien décidé cette fois à défendre chèrement ma vie. Profitant de ce qu’il avait encore le bras levé, je me ruai sur lui et à mon tour je réussis à le faire choir. J’étais maintenant fou de rage et je tentais d’atteindre sa gorge. J’allais y parvenir lorsque le maître s’interposa, me fit lâcher prise et me passa rapidement la muselière.

-Pas mal, commenta mon agresseur, pas mal du tout, bien qu’il ne soit pas encore assez méfiant ; Et puis surtout, il manque de ressort au départ de l’action.

 

-C’est vrai, Patron, répondit le Maître, mais il est encore jeune, son dressage n’est pas terminé. Ce sera un bon chien, je vous en donne ma parole.

Ces appréciations m’allèrent droit au cœur. Je savais que j’avais de bonnes dispositions et je m’efforçais toujours de mériter les encouragements dont les responsables de mon éducation m’honoraient.

Le Maître-Chien que tous mes compagnons appelaient « Le Maître », avait la confiance du Boss. Il avait dressé avec succès des générations de chiens qui excellaient maintenant dans les rangs de la police, de l’armée ou de la gendarmerie. Grâce à lui, les affaires étaient prospères. Le centre de dressage avait acquis une réputation qui dépassait largement le cadre de l’hexagone  et les commandes affluaient de toutes parts, y compris, depuis quelque temps, d’outre-Atlantique.

Après avoir été récompensé d’un morceau de viande saignante (« c’est bon pour développer l’instinct sauvage » disait le maître), je fus ramené au chenil.

Comme cela se produisait deux fois par an, c’était une semaine « Portes ouvertes », ce qui est une façon de parler car les cages étaient cadenassées plus soigneusement encore que de coutume. Le public raffolait de ces manifestations et venait en grand nombre. Le museau entre les pattes, j’observais moi-même les visiteurs avec curiosité, tentant de deviner leur profession à leur aspect et à leur comportement.

Une jeune femme accompagnée d’un groupe d’enfants s’arrêta devant ma cage ; je la classai aussitôt dans la catégorie « enseignants ».

-Oh, maîtresse (j’avais deviné juste) comme il est beau celui-là ! Mais comme il a l’air triste…

-Effectivement, il est magnifique, Charlotte. Mais attention, ne t’approche pas trop, c’est un chien-loup…

-Pourquoi on les appelle chiens-loups, maîtresse ?

-Parce que leurs ancêtres étaient des loups sauvages, lupus en latin. Ils font partie de la famille des canidés et ils peuvent être très dangereux.

La gentille maîtresse ne perdait pas une occasion de faire la leçon, mais elle était victime de ses lectures d’enfance. Elle ignorait que le loup n’a jamais attaqué l’homme que dans les romans d’aventure.

Soucieux de réhabiliter mes ancêtres victimes de l’incompréhension des humains, je m’approchai du grillage et je tendis la patte vers la petite fille. Sensible à cette démonstration d’amitié, elle s’apprêtait à la saisir lorsqu’elle fut rapidement tirée en arrière par le Maître en colère :

-Tu ne sais pas lire, Petite ? Il est interdit de caresser les chiens. Surtout Wolf, ce n’est pas un toutou de salon, il est féroce.

Le Maître savait bien qu’avec moi la petite fille ne courait aucun danger. Il ne craignait rien  pour elle, c’est moi qu’il tentait de protéger de l’influence pernicieuse des humains, et surtout des enfants. Il fallait à tout prix que jusqu’à la fin du dressage je n’aie de contacts qu’avec le personnel du chenil. Ensuite, mais ensuite seulement, j’aurai acquis une force de caractère suffisante pour éviter les attendrissements.

II

-Et toi, Wolf, tu feras quoi quand tu seras grand ?

Mon voisin de cage, un grand Danois arlequin, avait des problèmes d’endormissement. Il aimait bien faire la conversation jusqu’à une heure avancée de la soirée. J’étais d’un naturel sociable et je ne refusais jamais de « tailler une petite bavette » comme il disait. Il n’était pourtant pas particulièrement sympathique et ses propos manquaient singulièrement de piquant. On sait en effet que le Grand Danois est un ami sûr et fidèle, mais qu’il ne brille pas par l’intelligence et qu’il est totalement dénué d’humour. Pour ne pas l’attrister, j’évitais en sa présence les calembours et les contrepéteries qui faisaient ma joie, mais qu’il ne comprenait jamais.

-Quand je serai grand ? Je ne sais pas trop… on n’apprend pas ici les métiers qui m’auraient plu.

-Et c’est quoi ?

-Eh bien moi, si j’avais eu le choix, j’aurais fait… chien de berger… ou chien d’aveugle… ou encore … chien d’avalanche, peut-être.

-Tu manques sacrément d’ambition toi, pour un chien-loup. C’est bon pour les Saint-Bernard, ça, ou les Labradors, ou même,  tiens, pour les corniauds !

Il disait « corniaud » comme certains humains disent « bougnoule ». Le mot semblait lui salir la gueule et il salivait abondamment pour nettoyer ses larges babines pendantes. Fier de ses quatre-vingt kilos, il croyait dur comme fer appartenir à la race des seigneurs. Il affichait pour l’ensemble de la gent canine un mépris que n’eût pas renié un nostalgique de la croix gammée s’adressant à un noir ou à un juif ; je ne trouvais grâce à ses yeux qu’en raison des nombreuses stars du grand et du petit écran que comptait ma famille.

Je ne voulus pas le contredire.

-Er toi, tu as une idée ?

-Oh moi, du moment qu’il y a de la bagarre, je veux bien faire n’importe quoi. Mais ce qui me botterait vraiment, c’est un job dans les Marines, comme mon cousin Brutus qui est parti la semaine dernière en Amérique. Ca c’est pas du boulot de fillette ; Et puis , tu sers vraiment à quelque chose. Tu voyages, tu fais le ménage un peu partout, tu fais régner l’ordre, tu défends le monde libre, quoi !

Je me rappelai tout à coup que, de sa niche, mon voisin avait vu sur la télé du gardien de nuit et que ce dernier choisissait ses programmes en fonction du nombre de tués qu’ils lui offraient. Pourtant, je tentai un  dernier effort :

-Et ça ne te  gêne pas tous ces morts, tout ce sang versé ?

-Mais on n’y peut rien, mon pauvre vieux ; Si les pontes qui tiennent les manettes te disent d’aller te faire les crocs dans de la fesse étrangère, c’est qu’ils ont leurs raisons. Tu reçois un ordre, tu l’exécutes, un point c’est tout. S’il fallait se mettre à penser, en plus…

Je faillis lui faire remarquer qu’à l’évidence il n’était pas programmé pour, mais je m’abstins . Après lui avoir souhaité une bonne nuit je fermai les yeux et je m’endormis.

III

-Vous ne croyez pas patron, qu’il mérite mieux que ça ?…

-Sans doute, Humbert, sans doute…  Mais vous avez vu le prix qu’on nous en offre ? c’est le double de ce que peut nous proposer la police ou l’armée ; Si on commence à faire du sentiment on est fichus mon pauvre Humbert, on est fichus, vous le savez bien.

-Oui, patron, mais c’est vraiment dommage. J’en suis fier de celui-là. C’est le meilleur chien que j’aie jamais dressé. Si j’en avais les moyens, je le garderais pour moi. Vous allez vous moquer de moi, Patron, mais quelquefois j’ai l’impression qu’il me parle et que c’est moi qui ne le comprends pas. Ca me fait mal de savoir qu’il va devenir…

Juste à cet instant passa le TGV de 15h30 pour Lyon et je n’entendis pas la fin de la phrase.

Face à ma cage, les deux hommes discutaient depuis un moment en m’observant ; je compris avant le Maître que le Patron avait pris sa décision et qu’il n’en changerait pas. Mon départ était imminent et je le souhaitais. Le Grand Danois était parti la veille, fou de joie, dans une jeep marquée US AIR FORCE. Je ne le regrettais pas vraiment, mais la cage à côté de la mienne était désormais vide, mon dressage était achevé et le Maître ne s’occupait plus beaucoup de moi. Rien ne me retenait plus au Centre et j’aspirais, puisque je ne pouvais pas y échapper, à commencer ma nouvelle vie au plus tôt.

Cependant, une inquiétude me tenaillait : si, comme je l’avais compris, je n’étais pas incorporé dans l’armée, la police ou la gendarmerie, quelle allait être mon affectation ? Le matin même, trois hommes étaient venus dans une voiture arborant un sigle inconnu : S.V.P.A. Le maître m’avait sorti de ma cage et m’avait fait faire, devant les visiteurs, le parcours complet : j’avais donc couru, rampé, sauté, plongé, nagé, escaladé le mur, traversé le cerceau enflammé, refusé un steack appétissant offert par un inconnu, immobilisé Ahmed, l’assistant du Maître, débarrassé de ses liens un otage présumé et, « cerise sur le gâteau » disait le Patron, ouvert une porte verrouillée en manoeuvrant la clé avec ma gueule. Un sans faute ! Si j’avais su…

En fin d’après-midi, la voiture S.V.P.A revint. Les trois hommes entrèrent dans le bureau du Patron et, un quart d’heure plus tard, je vis par la fenêtre la secrétaire apporter les traditionnelles coupes de champagne. L’affaire était conclue. On me fit monter dans la voiture, une fourgonnette fort bien aménagée, et je vis bientôt disparaître par la vitre arrière le chenil de mon enfance.

La nuit était tombée lorsque la voiture stoppa dans la cour de ce qui me sembla être une ferme. On me conduisit dans un enclos grillagé à ciel ouvert et l’on m’attacha à une chaîne devant une niche. A la lumière crue de quatre hauts réverbères, je distinguai six niches semblables, vides de leur occupant. Dans une écuelle mal lavée, un adolescent atteint d’une claudication prononcée me servit un maigre repas que je ne touchai pas.

Un vent froid se leva qui balaya l’enclos et il se mit à bruiner. J’entrai à contre-cœur dans la niche qui sentait le chien mal soigné. Elle était si exigüe que je n’y pouvais faire aucun mouvement et, par une fente du toit, la pluie tombait goutte à goutte sur mon arrière-train.

Je me mis à penser avec tristesse à mon enfance trop tôt disparue. J’avais conservé de ma mère que j’avais peu connue quelques très vagues et très rares souvenirs : la douceur de sa langue sur mon museau, et la précision des coups de patte affectueux qu’elle distribuait à sa nichée quand mes frères et moi nous faisions des bêtises.

Puis je revis le Maître que j’aimais bien et qui n’avait pas pu me garder. Je revécus les longues séances d’entraînement et il me sembla sentir sa main me récompensant d’une caresse entre les deux oreilles. J’en vins même à regretter le Grand Danois et soudain je m’entendis geindre doucement. Je décidai que j’avais passé l’âge de m’attendrir sur moi-même et je réussis enfin à trouver le sommeil.

IV

Alors que le jour commençait à poindre, je fus réveillé en sursaut par un concert d’aboiements féroces ; tenus court en laisse par des hommes en uniforme, six chiens m’invectivaient furieusement. Il y avait là deux Pitt-bulls, un Doberman, un Dalmatien, un Mastiff et une espèce de molosse de race mal définie que, je le sus plus tard, on appelait le Mastodonte.

Avec force coups de cravache, jurant comme des charretiers, les hommes réussirent à grand peine à attacher chaque  chien à sa chaîne. Le jeune boiteux qui attendait  dans un coin qu’un semblant de calme revînt, posa précautionneusement une gamelle pleine devant chaque niche et les forcenés se ruèrent sur la nourriture. Les aboiements cessèrent.

Je savais d’instinct que le premier contact avec des inconnus est déterminant et je décidai de profiter de ce qu’ils avaient la gueule pleine :

-Les amis, dis-je en substance, permettez moi de me présenter. Je m’appelle Wolf ; j’ai un pédigree long comme ça qui remonte à la guerre de 14-18 au cours de laquelle mon aïeul Titan l’Insoumis s’est illustré à la Bataille de la Marne. Je suis frais émoulu de HEC, Hautes Etudes Canines, et Major de ma promotion avec mention Hors Concours. C’est dire si votre petit numéro ne m’impressionne guère. Je suis tout disposé à établir des relations de voisinage cordiales, mais je dois vous prévenir que je ne supporterai aucun manquement aux règles élémentaires de la courtoisie. A vous de décider.

Le Mastiff, plus goulu ou plus affamé que ses congénères, avait vidé sa gamelle le premier ; il me regarda longuement, comme s’il cherchait à me jauger, et déclara enfin, dans le silence qui avait suivi ma petite péroraison :

-Chapeau, mec, on peut dire que t’en as, toi ! Ca m’va, pour moi c’est OK, tu peux v’nir dans not’ bande. S’cuse-nous pour le comité d’accueil, on pouvait pas savoir. Et pis les étrangers ils nous filent les glandes, on peut pas les r’nifler.  Faut dire que çui qu’y avait dans ta piaule jusqu’à  pas plus tard qu’hier, c’était une balance, un mouton quoi, que les matons ils avaient mis là rien que pour nous espionner ; on y a fait sa teuf, mec, tu peux pas savoir, que maint’nant il est à l’hosto pour un bail, l’ordure.

Maton, balance, mouton… autant de termes employés dans les prisons. Un frisson me parcourut l’échine.

-Quel est cet endroit ? questionnai-je avec inquiétude.

La réponse vint du Mastodonte ; il avait curieusement un fort accent d’outre-Pyrénées. J’appris par la suite qu’il avait servi dans la Légion étrangère, sous les ordres du Maître-Chien Ramirez :

-Tou né lé sé pas ? Tou n’as pas vou les initiales S.V.P.A. ou tou né sais pas cé qué ça signifie ? Yé vais té lé dire :  Société des Vigiles Professionnels et Assimilés. C’est là qué nous sommes, amigo.

Quelle horreur ! moi, Wolf, chien-loup de haute lignée, digne descendant de l’illustrissime Titan l’Insoumis, fleuron de l’école française de dressage, j’étais  devenu chien de vigile.

V

Je connaissais maintenant chaque centimètre carré de mon supermarché. Depuis cinq mois, j’y passais en alternance une nuit et un jour sur deux. J’étais capable de reconnaître les yeux fermés, le rayon « boucherie » autour duquel l’odeur forte du mouton supplantait toutes les autres, l’espace « produits de beauté » dont j’affectionnais particulièrement les senteurs enivrantes, ou encore la gondole des chocolats qui me faisaient saliver dans ma muselière.

J’avais fini par prendre mon parti de ma situation indigne. Le monde est fait d’injustices et il y avait plus malheureux que moi. Les repas qui m’étaient servis n’étaient certes pas très variés, mais ils étaient relativement copieux pour un chien dont l’activité physique se limitait à une marche lente dans les allées d’un supermarché ; j’avais même réussi à me satisfaire des conditions de logement, pourtant assez détestables, en observant la vie que menaient les chiens des SDF croisés sur le chemin. Par tous les temps, qu’il neige, qu’il pleuve ou vente, ces malheureuses créatures dormaient dehors, sans abri, souvent le ventre creux, avec pour seule litière l’épaisseur d’un vieux carton d’emballage ; mais elles recevaient en compensation l’amour de leur humain compagnon d’infortune qu’elles-mêmes adoraient, cela se lisait dans leurs yeux.

Mon maître n’était ni meilleur ni pire que tous les vigiles de ma connaissance. Il s’acquittait de sa tâche sans états d’âme et remplissait son office avec conscience. Il se faisait une haute idée de la mission dont il était investi et avait de lui-même une opinion flatteuse. Il aimait se regarder dans les vitrines quand l’opacité extérieure les transformait en miroirs. Avec son blouson de coupe militaire et sa casquette d’opérette scotchée sur son crâne rasé, il se prenait pour un général. Il faut dire que sa tenue, dont le moindre bouton resplendissait sous les néons du supermarché, lui assurait un prestige certain dans les réunions du parti d’extrême droite au sein duquel il militait activement.

Nous passions des journées entières près de la caisse centrale qui était notre poste d’observation. Mon maître, « à qui on ne la faisait pas » comme il se plaisait à le dire, surveillait particulièrement les « basanés », les « mal blanchis » et les « romanos ». Malheur à celui qu’il pouvait surprendre  dérobant une miche de pain, ce qui aurait pu mettre la prospérité du magasin en grand danger. Le criminel était aussitôt conduit dans les bureaux de la Direction et s’il en ressortait souvent couvert de bleus, de bosses et d’ecchymoses c’était, disait mon maître, « parce que ces gens là, ça sait même pas lire « attention à la marche ».

J’étais loin de partager ses opinions, mais, malheureusement, c’était lui qui tenait le bon bout de la laisse.

VI

C’est dans la travée « L » du parking que je la vis pour la première fois.

Je revenais du terrain vague où mon maître m’emmenait deux fois par jour pour satisfaire mes besoins. Perdu dans mes pensées,  j’allais passer sans le savoir à côté de mon destin, mais heureusement Cupidon veillait et décochait ses flèches sans distinction, aussi bien sur les espèces animales que sur le genre humain. Un léger jappement me fit donc lever la tête et soudain je la découvris. Assise sur le siège arrière d’un break Toyota, langue pendante et oreilles dressées, elle me fixait en souriant. Elle m’avoua plus tard qu’elle guettait mon passage chaque fois que sa maîtresse venait faire les courses. Je sus immédiatement que c’était Elle, que j’avais rencontré l’âme sœur, que je n’en aimerai jamais aucune autre et que c’était avec elle que je ferai ma vie, comme on dit.

Je m’apprêtais à engager la conversation par un original : " Vous venez souvent ici?"   lorsque, tirant la laisse d’un coup sec, mon maître me ramena à la réalité. Sans même soupçonner le drame qui se jouait, il me traîna jusqu’à la porte principale.

Au moment où nous la franchissions, une petite Tzigane d’une dizaine d’années lancée dans une course folle, laissa tomber à nos pieds une plaque de chocolat aux noisettes. Courant derrière elle, un chef de rayon ventripotant hurlait à perdre haleine :

-C’est une voleuse, arrêtez-là ! arrêtez-là !

Mon maître ne réagit pas avec la rapidité que ses employeurs étaient en droit d’attendre de lui. La fillette était déjà loin lorsque, se penchant enfin vers moi, il tenta de me détacher rapidement. Fébrile, il ne réussit pas immédiatement à actionner le solide mousqueton qui reliait la laisse à mon collier ; il n’y parvint qu’après plusieurs tentatives et, pointant un index vengeur en direction de la fugitive, il me lâcha en ordonnant :

-Attaque Wolf, attaque !

C’était un exercice que j’avais répété si souvent au centre de dressage que la situation m’était familière. Il me semblait l’avoir déjà vécue et je savais où était mon devoir. Slalomant entre les voitures, je me lançai à la poursuite de la délinquante, parvins très vite à sa hauteur, la dépassai et lui fit signe de me suivre. Les petites filles de dix ans comprennent très bien les chiens-loups. Ralentissant l’allure pour ne pas la perdre, je la guidai à travers le parking jusqu’à la petite porte dérobée, ignorée du public, qu’empruntaient les vigiles. Je composai rapidement le code et m’effaçai pour la laisser passer. Elle prit le temps de déposer un baiser sur mon museau et se fondit dans la foule. Elle était sauvée.

Déjà apparaissait mon maître au bout de l ‘allée M, suivi à distance respectable par le chef de rayon. Je me lançai à toute vitesse dans l’allée N, remontai  vers l’allée L et pilai devant  le break Toyota.

Elle semblait m’attendre. Je ne sais plus comment elle parvint à ouvrir la portière mais je me rappelle qu’en une fraction de seconde elle était à mes côtés. Sans nous concerter, nous nous précipitames vers la rampe en lacets que nous remontames à contre sens dans une course éperdue, au risque de nous faire percuter par les voitures qui descendaient. Nous étions au niveau moins quatre, elle n’avait pas mon entraînement physique et je dus ralentir plusieurs fois pour lui permettre de me rejoindre. La pente était rude à nos quatre pattes, mais nous reprimes courage en pensant qu’elle le serait plus encore pour les bipèdes qui nous poursuivaient.

Nous débouchâmes enfin à l’air libre . Il était temps, elle était à bout de souffle. A quelques dizaines de mètres, un champ de maïs nous offrait un refuge. Dans le lointain, les cimes enneigées resplendissaient au soleil.


VII


-J’ les ai vus comme je vous vois que j’ vous dis.. . comme je vous vois…

Dans le café enfumé, l’auditoire était suspendu aux lèvres de Mathieu qui prit le temps de terminer son verre avant de poursuivre :

-J’étais occupé à abattre un sapin que M’sieur  l’Maire il m’avait d’mandé de mettre sur la place du village pour Noël. J’avais ben vu des traces dans la neige, mais j’ m’avais imaginé que c’était les chiens du Père Lucas qui les avaient faites la nuit d’avant, pendant que l’vieux il posait ses collets.

J’ m’avais arrêté pour souffler un coup en mangeant un morceau. Tout d’un coup, v’la-t-y pas qu’ils débouchent d’vant moi, à une portée d’caillasse. Six qu’ils étaient, six : un grand mâle, une femelle et quatre petits qu’avaient… quoi… trois ou quatre mois, pas plus. Des loups, j’en avais jamais vu d’aussi près, parole d’Savoyard.

Y avait personne avec moi, mais d’nos jours aveque l’portab’ on n’est jamais seul, pas vrai ? J’appelle la gendarmerie, c’est l’Thomas qui m’répond. J’y raconte l’histoire des loups, j’y esplique là où que j’suis et j’y dis que si il rapplique vit’ fait avec ses hommes, on pourrait pt’être au moins attraper les p’tits. J’coupe la communication,  j’me r’tourne… ils avaient disparu ! Comme j’vous l’dis,  ils étaient plus là !

On m’ôt’ra pas d’ l’idée qu’ils m’avaient compris, les Bon Dieu d’bougres ! !


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Publié dans Nouvelles

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S
Une leçon de morale en quelque sorte pour l'homme.<br /> Très belle histoire, j'ai beaucoup aimé.<br /> Séverine
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