Ex Aequo

Publié le par Robert Ezdra


La nouvelle qui suit est extraite, comme les trois qui figurent déjà dans mon blog, du recueil « L’HOMME DANS TOUS SES ETATS » dont la parution est prévue pour la fin de l’année.


EX AEQUO

I

Mesdames  Li-Tchang, Verchenovska, Chaouari, Martin et Perle-de-Rosée étaient au coude à coude. La dernière ligne droite s’ouvrait devant elles, et personne encore ne pouvait dire laquelle l’emporterait. Jusqu’au bout, le suspense demeurait entier.

Trop longtemps abreuvés de séries insipides et de pseudo « télé-réalité », les spectateurs commençaient à bouder le petit écran et la courbe de l’audimat plongeait dangereusement. Il  fallait trouver autre chose.

----------

C’était la première compétition de cette envergure organisée à l’échelle de la planète. Les Télévisions du monde entier couvraient l’événement, ou pour le moins celles qui avaient eu les moyens de verser les droits de retransmission exorbitants demandés par les organisateurs. Les caméramen, l’œil rivé à leur engin, souffraient de troubles de la vue, les perchmen ressentaient d’horribles crampes dans les bras, les scripts disparaissaient sous des monceaux de notes et les commentateurs, à courts de superlatifs, enrichissaient leur langue nationale de néologismes audacieux. Les soignants ne savaient plus où donner de la tête et il fallut demander l’aide de la Croix-Rouge Internationale et de Médecins sans Frontières.

Comme pour les courses de chevaux ou de lévriers, les paris allaient bon train. En raison de sa constitution robuste, la Verchenovska était donnée favorite. Suivaient dans l’ordre Chaouari et Li-Chang, Perle de Rosée, et, fermant la marche, la pauvre Martin dont la côte était désastreuse.

Les cinq concurrentes avaient eu raison de tous les obstacles et, déjouant les pronostics, elles se présentaient groupées en vue de l’arrivée. Elles semblaient toutes aussi épuisées et l’on se demandait si l’une ou l’autre ne s’écrouleraient pas avant la fin du parcours ; Le visage grimaçant, haletantes, elles étaient baignées de sueur mais n’en poursuivaient pas moins leur effort.

La prime qui reviendrait à la gagnante était colossale ; Du jamais vu. A faire pâlir d’envie le meilleur footballeur du monde, le roi des rings et le prince des courts de tennis ou des greens. Les sponsors avaient préparé des contrats mirobolants. Les marques de boissons gazeuses, d’automobiles, de pizzas, de hamburgers, de vêtements de sport, de couche-culottes, de serviettes périodiques, de préservatifs, de produits pharmaceutiques, de pâtées pour chiens et chats, de traitements anti-acariens, anti-pous, anti-puces, anti-morpions… se livraient une guerre acharnée à coups de millions de dollars, de yens ou d’euros.

Les magazines les plus prestigieux avaient déjà réservé leur première de couverture et des dizaines de nègres avaient mis le point final à l’ouvrage que ne manquerait pas de faire éditer la gagnante : « Secrets d’une Championne ». Les Chefs d’état et de gouvernement faisaient astiquer les médailles commémoratives. Les tambours-majors faisaient répéter sans relâche leurs cliques et leurs harmonies et la plus grande diva de tous les temps avait appris par cœur et en version originale tous les hymnes des pays participants. Elle pourrait ainsi faire face, quelle que soit la triomphatrice.

Mais il est temps de faire plus ample connaissance avec nos cinq  compétitrices .

II

Li-Tchang avait eu la tâche la plus facile. En effet, soutenue par la lecture quotidienne du petit Livre Rouge, elle avait tiré profit des pensées du grand Mao trop tôt disparu, surtout celle, profonde et visionnaire, qui résumait superbement la situation : « Est premier celui qui touche au but avant les autres » ; Une autre maxime lui avait permis de ménager ses efforts et l’argent du Parti : « Rien ne sert de courir pour demeurer sur place » ; Ainsi, elle avait pu s’entraîner sans quitter la chambre qu’elle partageait avec huit autres travailleuses qui lui prodiguaient leurs encouragements.

Elle rêvait : Elle savait que la prime, si elle l’emportait, reviendrait à l’état qui en ferait bon usage ; il restait tant à faire avant que l’impérialisme soit définitivement vaincu. Elle-même, au cours d’une cérémonie grandiose, recevrait les hommages de la Nation. Peut-être son exploit lui vaudrait-il d’être autorisée à utiliser le téléphone municipal pour appeler son cousin qui habitait le quartier chinois de New-York. Pauvre garçon, comme il devait souffrir, si loin de la Mère-Patrie ; Elle en avait les larmes aux yeux.

Katarina Verchenovska, la plus âgée des compétitrices, avait trente et un ans ; Dans sa jeunesse, elle n’avait pas été admise au sein du club local de basket-ball car elle ne mesurait qu’un mètre quatre vingt seize, et elle ne s’était jamais remise d cet affront. Elle ne songeait depuis qu’à une revanche éclatante. Dès qu’elle prit connaissance du règlement de la compétition, elle sut qu’elle pouvait gagner et supplanter, dans le cœur du beau Youri, l’orgueilleuse Nadia qui la snobait du haut de ses deux mètres zéro six. Elle vivait à la campagne, dans un ancien kolkhoze prospère et il ne faut pas chercher ailleurs les raisons de sa forme physique étourdissante.

Leïla Chaouari n’avait relevé le défi que pour attirer l’attention du monde sur la situation des femmes de son pays ; Elle savait que la publicité faite autour de l’événement attirerait la foule des correspondants de presse et que, malgré le soin que prendraient les autorités à entraver leur liberté d’action, quelques journalistes astucieux réussiraient peut-être à faire leur travail. Malheureusement, on  sait peu de choses sur la façon dont elle prépara la compétition car il était malaisé de la distinguer de ses semblables qui, comme elle, avaient le visage voilé et le corps entièrement caché aux regards.

Rien ne différenciait Paulette Martin des milliers  de Simone Durand ou Solange Dupont qui auraient pu s’appeler Paulette Martin sans que personne s’en étonnât. Appartenant à la catégorie des Français moyens, elle avait un petit boulot, un petit appart,  un petit chien et une grosse verrue au bout du nez qui faisait un peu loucher ses petits yeux myopes derrière ses épaisses lunettes. Elle ne savait pas trop pourquoi elle s’était inscrite pour disputer la Grande Epreuve, mais si elle ne l’avait pas fait elle aurait également ignoré les raisons de sa non-participation. Elle avait la vivacité d’esprit d’un gastéropode relevant d’une lobotomie et la démarche d’un canard boiteux privé de ses béquilles. Ses chances d’emporter la prime étaient pratiquement nulles.

Tout à l’inverse, Perle-de-Rosée était la grâce même. Elle tenait d’un lointain ancêtre irlandais engagé dans la cavalerie des Etats-Unis d’Amérique une chevelure rousse qui flamboyait au soleil. Sa mère lui avait transmis la peau cuivrée, la taille fine et les reins cambrés qui faisaient le bonheur des guerriers Cherokees et comblent encore aujourdhui leurs descendants laveurs de vitres

Elle était sympathique, d’un commerce agréable et le demeura, même après avoir obtenu un prestigieux diplôme de l’Université d’Harvard. Elle fit encadrer le précieux document, le suspendit au mur des toilettes et entama une carrière de strip-teaseuse qu’elle n’interrompit momentanément que pour préparer l’Epreuve.

Telles étaient les cinq femmes sur lesquelles se braquaient les regards du monde entier.

III
L’issue était proche. Les équipes médicales s’affairaient sous l’œil des caméras et des huissiers de justice chargés de surveiller la régularité des opérations.

Lorsque le dernier des douze coups de minuit retentit, les cinq femmes, unies dans un effort surhumain, poussèrent une dernière fois et, dans le même millionième de seconde les cinq nouveau-nés firent leur entrée dans le monde.

C’est ainsi qu’au terme de la compétition dont le coup d’envoi avait été donné neuf mois plus tôt, il ne fut pas possible de désigner le premier bébé de l’an 2000.

Ils furent déclarés ex-aequo et le montant de la prime alla grossir la cagnotte destinée à récompenser le premier bébé de l’an 3000.


undefined

Publié dans Nouvelles

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
H
Nouvelle sympathique.<br /> <br /> Après la présentation de Li-Tchang, je m'attendais à un même type de description concernant les autres concurrentes (politique, sociale).<br /> Choix volontaire ?
Répondre
E
:o<br /> <br /> Magistral.
Répondre